Performances, surinvestissement professionnel, management vertical… Alors que démarre le procès de France Télécom, l’Hexagone peine toujours à endiguer la souffrance au travail. 

“En 2014, nous estimions que 12% de la population active présentait un risque de burn-out. Aujourd’hui, ce pourcentage est proche de 15%”, déplore Jean-Claude Delgènes, directeur de Technologia, cabinet de prévention des risques au travail.

Le renvoi des anciens dirigeants de France Télécom devant le tribunal correctionnel de Paris pour “harcèlement moral au travail” marquera-t-il un tournant dans le traitement du stress au travail en France? Ce procès n’est certes pas celui du burn-out, ce mal difficile à définir qui peut, selon un rapport de l’Académie de médecine de 2016, s’apparenter soit à “un trouble de l’adaptation, soit à un état de stress post traumatique, soit à un état dépressif”. Mais il n’en reste pas moins emblématique, car c’est dans la foulée de la vague de suicides qu’a connue l’opérateur téléphonique qu’a été publié en France, en 2008, le tout premier rapport sur les risques psychosociaux dans les entreprises. La même année, l’ensemble des partenaires sociaux ratifiait le premier accord national interprofessionnel sur la prévention du stress au travail. Avant la mise en place, un an plus tard, d’un plan d’urgence par le ministère du Travail. Depuis, les rapports continuent de se succéder: après l’Académie de médecine, les parlementaires s’emparent du sujet en 2017. En 2018, c’est au tour du Conseil économique, social et environnemental (Cese).

Non sans raison, car l’épuisement professionnel concernerait selon l’Institut de veille sanitaire 30.000 personnes, soit 7% des 480.000 salariés en souffrance psychologique au travail, voire 100.000 selon l’Académie de médecine. Sur le terrain, “la situation ne s’améliore pas, déplore Jean-Claude Delgènes, directeur de Technologia, cabinet de prévention des risques au travail qui a notamment conduit les missions chez France Télécom et Renault. En 2014, nous estimions que 12% de la population active présentait un risque de burn-out. Aujourd’hui, ce pourcentage est proche de 15%.” En cause, selon Dominique Lhuillier, professeur en psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), “l’intensification du travail qui, en mettant l’accent sur la performance, peut créer un surengagement des salariés, le développement du reporting, synonyme de multiplication des contrôles, et une instabilité chronique des organisations renforcée par la transformation numérique.”

Bataille de reconnaissance

“Pourtant, rappelle Anne Bléhaut, coach et dirigeante de Discerneo, les entreprises sont tenues par l’article L.4121 du Code du travail de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.” Pour Martine Keryer, médecin du travail et responsable de ces questions à la CFE-CGC, “cette obligation est vidée de son sens, car les risques psychosociaux ne sont pas considérés comme des maladies professionnelles”. Depuis 2015, plusieurs propositions de loi, dont celle déposée en février dernier par les députés LFI François Ruffin et Adrien Quatennens, ont échoué à faire évoluer la liste des maladies professionnelles reconnues. “Toute la communauté médicale, dont l’OMS, dit que le burn-out n’est pas une maladie professionnelle, a plaidé alors Muriel Pénicaud. Car cela voudrait dire que c’est lié à 100% au milieu professionnel. Or ce n’est pas le cas.”

Une autre voie de réforme semble plus consensuelle chez les experts: celle des commissions régionales, qui peuvent reconnaître au cas par cas des maladies professionnelles non inscrites dans la liste. “Le taux de 25 % d’incapacité professionnelle permanente retenu pour étudier les dossiers ne laisse passer qu’un nombre très limité de cas, soit 806 en 2017, regrette Gérard Sebaoun, médecin du travail et ancien député, coauteur en 2017 d’un rapport d’information parlementaire sur le burn-out. Il faut abaisser ce taux autour de 10% pour le rendre plus opérationnel.” En attendant, les victimes ont la possibilité de faire reconnaître leur burn-out en accident du travail quand la conséquence de leur épuisement fait suite à un événement professionnel précis. Dix mille affections psychiques ont ainsi été reconnues en 2016 par l’Assurance maladie.

Nouvelles pratiques

“Le plus efficace reste cependant la prévention”, rappelle Aude d’Argenlieu, directrice de l’Institut d’accompagnement psychologique et de ressources (IAPR), qui intervient en ce sens auprès des entreprises. Une priorité aussi pour les ministres du Travail et de la Santé, qui ont demandé à Charlotte Lecocq, députée LREM, un rapport préliminaire à une réforme allant dans ce sens. Le ministère du Travail encourage aussi la reprise des discussions entre les partenaires sociaux pour relancer l’accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail, qui a pris fin en 2016 sur un constat mitigé.

“Des avancées ont été réalisées avec des nouvelles pratiques sur l’égalité professionnelle, l’articulation des temps, le télétravail, la diversité, le handicap… se félicite l’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de vie au travail) dans un bilan sur cet accord. Mais pour le domaine de la santé et des risques psychosociaux en particulier, les améliorations apparaissent plus incertaines.” “On parle de chief happiness officer, de well-being, cingle Patrick Légeron, fondateur du cabinet Stimulus. Avant de rendre les gens heureux, faisons en sorte qu’ils aillent bien.”

Source: Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail – Etude Esener 2 (2015).

Il rappelle aussi que si le burn-out n’est pas une spécificité française, l’Hexagone fait partie des mauvais élèves en raison du surinvestissement des salariés au travail. “Mais aussi d’un modèle de management qui ne reconnaît pas suffisamment la contribution de chacun aux performances et reste encore dans un mode hiérarchique”, note Catherine Mieg, psychanalyste et experte RH. Pour Gérard Sebaoun, “il faut former les futurs managers à prendre en compte ces dimensions”. L’arrivée aux postes-clés d’une nouvelle génération devrait faciliter la tâche.

Selon le baromètre sur la vision de l’entreprise des dirigeants âgés de 35 à 45 ans, que vient de publier le cabinet de chasse de tête Boyden, 91% plébiscitent le travail collaboratif . Et l’évolution des styles managériaux est leur priorité (pour 35%), devant la transformation numérique (33%) et les relations clients (31%). Alors que la France se situe légèrement au-dessus de la moyenne européenne pour évaluer les risques psychosociaux, les mesures de prévention et de prise en compte restent à la traîne.

Par Laurence Estival le 10.05.2019 à 12h19

Source : https://www.challenges.fr/entreprise/vie-de-bureau/la-france-en-etat-d-urgence-face-aux-risques-de-burn-out_655275